Lima,
architecture et urbanisme au 20e siècle (1/3)


L'Art Nouveau ou la fascination de Paris (1910-1920)
Le 29 février 1913, au carrefour du jr de la Unión et du Jr Emancipación dans le vieux centre de Lima, fut inauguré le Palais Concert, imitation du fameux Cafè de la Paix de la place de l'Opéra à París. Ce café d'un luxe et d'un raffinement inédit à l'époque comprenait aussi un cinéma, un théâtre de variétés et un orquestre où des demoiselles jouaient des valses viennoises. Sa décoration n'en était pas moins surprenante : une profusion de lustres électriques, des miroirs sur les murs et les colonnes, des salons séparés par des cloisons vitrées, des escaliers de marbre... Le local, équipé de machines modernes, confectionnait ses glaces et ses pâtes fraiches. Au premier étage, un magasin de nouveautés, succursale des Galeries Lafayette. Il devint rapidement le rendez-vous des élites et des élégances de la ville, à tel point que l’écrivain Abraham Valdelomar  pouvait dire : « Le Pérou c’est Lima, Lima c’est le jirón de La Unión et le jirón de La Unión c’est le Palais Concert. Le Pérou, c’est le Palais Concert ! ». Ce bâtiment, qui existe encore, est avec la délirante façade de la Casa Courret un peu plus loin dans la même rue, l'un des meilleurs témoins du triomphe de l'Art Nouveau à Lima dans les années 1910.


Jirón de la Unión : le Palais Concert en 1915 et la Casa Courret, aujourd'hui. (photo D. Duguay)

On en trouve de nos jours quelques autres exemples étonnants, comme la Quinta Alania (1909) sur le Paseo Colón, due à l'architecte français Émile Robert : deux pavillons très académiques, surmontés des typiques toits mansardés parisiens et séparés par une arche d'entrée monumentale supportée par des cariatides. La monumentale grille du portail, avec ses entrelacs, est du plus pur syle Art Nouveau : on aurait du mal à en trouver une aussi belle de nos jours à Paris. Cette élégante est vaste demeure bourgeoise abritait quatre grands appartements disposés autour d'un passage central, ce qui constituait une nouveauté à Lima, la notion d'habitat collectif étant jusqu'alors réservé aux classes populaires.

Toujours en plein centre, au coin du jr Ica et du jr Rufino Torrico et juste à côté de la vénérable Casa de Rada (17e s.), la Casa Fernandini (1914) est l'oeuvre d'un autre architecte français, Claude Sahut, celui-là même qui dessina plus tard le nouveau palais présidentiel et venait d'achever le Teatro Colón (1911-1914) sur la future plaza San Martin. Nouveauté notable, il abandonna dans la construction l'adobe et la quincha traditionnels au profit de la brique et du ciment. Sa façade ornée de mosaïques et de guirlandes, ses balcons en fer forgé, ses ouvertures hautes et étroites, trahissent l'influence de l'Art Nouveau. A l'intérieur, les grands salons sont ornés d'une profusion de moulures de stuc et le grand escalier est éclairé par une verrière Modern Style. Il faut sortir du centre de Lima et se rendre à Barranco pour trouver mieux encore : au 428 de l'avenue Grau, la Casa Rossell-Rios, longtemps restée à l’abandon et à l’état de ruine jusqu’à sa récente et minutieuse restauration, est l’exemple le plus extravagant  de l’écclectisme architectural qui caractérisait  les « folies » construites à Barranco  au début du 20e s., lorsque le quartier devint la villégiature préférée de la bourgeoisie huppée de l’époque. Construite entre 1909 et 1912, elle présente deux corps de bâtiments ordonnés autour d’un pavillon central que recouvre une pompeuse coupole de style byzantino-mauresque. On y trouve des éléments d’architecture  victorienne, art nouveau, rococo et néo-classique, le tout à grand renfort de corniches, de festons et de stucs peints en blanc sur fond rose et orangé qui confèrent à l’ensemble un exotisme outrancier à l'extrême.

Le "onceño" du président Leguia
Ainsi appelle-t-on les onze années (1919-1930) que dura la présidence de Augusto B. Leguia, l'une des plus contoversées de l'histoire républicaine du Pérou. Personnage à deux facettes : d'un côté le dictateur "civil" (il s'était emparé du pouvoir par un coup d'état et le perdit de la même façon), de l'autre, le grand bâtisseur et modernisateur de Lima dont l'oeuvre culmina avec l'inauguration de la Plaza San Martin lors des fêtes du Centenaire de l'indépendance, en 1921.


Inauguration de la Plaza San Martin (1921). Au fond, la poursuite de l'av. Nicolás de Piérola. De chaque côté, les bâtiments modernes de Rafael Marquina y Bueno n'ont pas encore été réalisés. (Photo Municipalidad de Lima)

Leguia sut s'entourer de grands architectes pour mener ses projets à bien. Le plus célèbre est Rafael Marquina y Bueno (1884-1964), au talent déjà reconnu : il avait été le maître d'oeuvre de la nouvelle gare de Desamparados (1912) terminus du Ferrocarril Central, savant mélange d'académisme néo-classique (façade à robustes colonnes doriques et fronton arrondi orné d'une grande horloge, comme dans les gares américaines de l'époque) et de clins d'oeil au baroque liménien (corniches et moulures de stuc, rappelant celles de l'église San Francisco toute proche). Cette gare flambant neuve remplaçait la vieille station du chemin de fer vers Callao, datant du milieu du 19e s., qui fut détruite avec les ilôts qui l'entouraient en vue de réaliser la future Plaza San Martin. Marquina y Bueno réalisa ensuite l'hôpital Arzobispo Loayza sur l'avenue Afonso Ugarte (1924) à la façade typiquement néo-classique, et en 1917 le Puericultorio Pérez Araníbar à Magdalena del Mar (1917-1930), vaste succession de pavillons aérés par de vastes cours et d'agréables jardins, qui font de cet orphelinat encore utilisé aujourd'hui, l'une des plus étonnantes réalisation d'architecture sociale à Lima au début du 20e s. Mais sa grande oeuvre fut d'assurer la direction des travaux du Gran Hotel Bolivar (1923) et des bâtiments à arcades de la Plaza San Martin, commencés en 1925 et seulement achevés en 1940. En même temps, il occupait la chaire de professeur d'architecture à la toute jeune Ecole d'ingénieurs fondée par Leguia et lançait aussi plusieurs programmes de constructions de maisons ouvrières, domaine architectural alors complètement inédit au Pérou. Initiateur de l'architecture sociale, il restera, bien après l'époque de Leguia, à la tête de la section des oeuvres publiques de bienfaisance de Lima pour devenir ensuite président du conseil national de conservation et de restauration des monuments (1942). Il achèvera sa carrière comblé de titres et d'honneurs.


Rafael Marquina : fronton de la gare de Desamparados - salon d'entrée du Gran Hotel Bolivar

Un autre architecte, d'origine polonaise, Ricardo Jaxa Malachowski (1887-1972), est intimement lié à la transformation de Lima sous la présidence de Leguia. Formé en France et médaille d'or au concours des Beaux-Arts, il arriva au Pérou en 1911 et remporta nombre de contrats avant de travailler avec Marquina sur le Gran Hotel Bolivar et la Plaza San Martin. On lui doit entre autres la dessin de la façade actuelle du Palacio Arzobispal (1916) avec ses balcons monumentaux, inspirés de la Casa Torre Tagle, la Caja de depósitos y consignaciones (1917) aujourd'hui devenue centre culturel de l'école des beaux-arts, le Museo de la Cultura Peruana (1924), de style totalement néo-péruvien avec sa façade inspirée de Tiahuanaco, l'étonnant Edificio Rimac (1925) sur le Paseo de la Republica, l'un des premiers immeubles d'appartements de Lima, qui fait penser aux anciens palaces de la Côte d'Azur, la réalisation (avec le français Claude Sahut) du nouveau Palacio de Gobierno voulu par Leguia, commencé en 1926 mais achevé seulement en 1938, en même temps que le Palacio Legislativo (ou Congreso). Le style néo-baroque du palais présidentiel est jugé par les spécialistes comme assez "francisé" : on y perçoit certaines réminiscences élyséennes. Il est aussi l'auteur du Club Nacional de la Plaza San Martin, du Teatro Municipal du jr Ica (récemment restauré après l'incendie qui l'avait en partie détruit en 1998), de l'intérieur de la Municipalidad sur la Plaza de Armas, du dessin des immeubles d'allure également très parisienne de la Plaza 2 de Mayo, etc. Son cabinet d'architecture existe toujours, repris par son fils et son neveu.


Deux oeuvres de Malachowski : L'Edificio Rimac et la façade du Teatro Muncipal (photo D. Duguay)

Une autre grande réalisation de l'époque de Leguia est l'avenue inaugurée en 1921 qui porta d'abord son nom, avant de devenir l'Avenida Arequipa. Elle reliait le centre de Lima aux quartiers balnéaires du sud de la capitale : Miraflores, Barranco, Chorrillos. Dessinée par l'ingénieur Augusto Benavides (qui réalisa l'Avenida Salaverry sur le même modèle), elle est constituée de deux voies unilatérales séparée par un large terre-plein planté de palmiers qui lui confèrent cette belle allure si tropicale et qui est sans doute inspirée par le "paysagisme" romantique du 19e s. Tout au long de son tracé parfaitement rectiligne qui traversait alors de vastes zones rurales, vint peu à peu s'implanter entre 1930 et 1940 un modèle de banlieue nord-américain, fait de pavillons résidentiels dans un peu tous les styles : folies Renaissance ou mauresques, manoirs Tudor, chalets suisses, maisons basques ou normandes, pastiches en miniature de burg rhénans ou haciendas mexicaines... cet engouement fut sévèrement qualifié de «cosmopolitisme de carte postale» par l’historien de l’architecture Hector Velarde. L'un des plus étonnants témoins en demeure la Casa Suárez (cuadra 42), réplique à échelle réduite du palais présidentiel, mais tellement surchargée d'ornements baroques, gothiques et rococo qu'elle ressemble plutôt à une variante coloniale du Palais Idéal du Facteur Cheval. Et l'on a peine à croire que son architecte ait été le très sérieux... Malachowski !

L'urbanisme social des années 30
Un type nouveau d'urbanisme, destiné aux ouvriers et aux classes populaires, avait été initié par Rafael Marquina y Bueno à l'époque de Leguia. Il se poursuivit sous la présidence du général Benavides d'abord par la réalisation de comedores populares (restaurants populaires) puis à partir de 1933 par la construction de barrios obreros (quartiers ouviers) répondant à des standards révolutionnaires pour l'époque : maisons spacieuses de type chalet réalisées en briques et regroupées en complexes collectifs dotés de jardins, d'un terrain de sports et parfois même d'une piscine et d'un cinéma. Les premiers réalisés furent le Barrio Obrero Modelo del Frigorífico à Callao (1936), le Barrio Obrero de la Victoria et celui de Rimac. En cette même année 1936, fut fondé à l'initiative du docteur Edgardo Rebagliati un système de sécurité sociale, le Seguro social obrero, inspiré des systèmes similaires existant dans les pays européens. Finalement, le général Benavides inaugura en 1939 l'Hospital del Obrero, le plus important établissement hospitalier du Pérou à l'époque : constitué de trois grands bâtiments parallèles haut de quatre à cinq étages, il possédait une capacité de 540 lits dont 160 réservés aux cas de tuberculose... Situé sur l'avenida Grau en face de l'Ecole de Médecine, il est toujours en service aujourd'hui.

Timbre de 1935 célébrant les Barrios obreros

Lire la suite :

2) L'architecture néo-coloniale / Le chemin vers le modernisme / Le traumatisme de l'avenue Abancay

3) Les barriadas ou l'urbanisme des exclus / La Via Expresa (1967-1969) : Lima émigre à Miraflores / La récupération du centre historique


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