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Lima, |
L'architecture "néo-coloniale"
Dit aussi "national" (ce que certains contestent avec vigueur) ou encore "néo-hispanique" (ce qui est en partie inexact), ce style qui commence à apparaître dans les années 1920, ressemble assez à une réaction péruaniste - d'où le qualificatif de national - après les décades d'architecture inspirée des styles européens à Lima qui malgré ses réussistes, coincidait historiquement à la dictature de Leguia. Il doit aussi beaucoup au courant "indigéniste" lancé en peinture par josé Sabogal et en littérature par l'essayiste Luis Valcarcel. Son premier représentant fut l'architecte espagnol Manuel Piqueras Cotolí (1885-1937), auteur de l'ornementation de la Plaza San Martín (1921) et surtout de la façade de la Escuela de Belas Artes (1920-1924), qui se veut une synthèse d'éléments hispaniques et indigènes tendant à symboliser le métissage péruvien par une esthétique fusionnant les deux genres : plaqué sur une grand mur de briques crues, son monumental portail de pierre est une évocation du baroque espagnol, mais ses éléments décoratifs sont inspirés de l'iconographie de Chavin. Ce style prospéra ensuite autour autour de l'ingénieur et architecte Emilio Harth-Terré (1889-1983), grand connaisseur du Pérou précolombien qui a laissé nombre d'ouvrages sur l'art et la sculpture aux temps des vice-rois, ainsi que sur l'histoire de l'urbanisme à Lima. On luit doit la remodélation de la Municipalidad sur la Plaza de Armas (1939), la restauration de la Cathédrale et de l'église de la Merced après le séisme de 1940, les édifices Fénix, Boza y Sudamérica de la Plaza San Martin (1939-1945) ainsi que la réalisation, à partir de 1944, de la Bibioteca Nacional de l'avenue Abancay, au moment du percement de cette dernière. Il y appliqua son esthétique - jugée par beaucoup comme passéiste - qui était de combiner des éléments de décoration indigènes et espagnols : la façade, assez austère, évoque la rigueur des anciens temples incaïques tandis que l'intérieur se présente comme un pastiche de cloître colonial avec une galerie supérieure aux arcs trilobés, d'inspiration mauresque. Il est vrai que la nouvelle bibliothèque occupait l'emprise d'une bonne partie du couvent de San Pedro, amputé pour l'occasion.
Emilio Harth-Terré : Façade de la Biblioteca Nacional de l'avenue Abancay (1944-1945)
Promu par Emilo Harth-Terré, ce style "néo-colonial" eut un grand rayonnement à partir des années 40 jusqu'aux années 60. On le reconnaît dans nombre d'édifices publics, d'ambassades ou de résidences privées des quartiers huppés de San Isidro et Miraflores, jusqu'à verser parfois dans le pur pastiche hispanique de type hollywoodien. Il y eut d'ailleurs aux Etats-Unis, et notamment en Californie dans les années 30-40, un mouvement architectural assez semblable. Selon Gladys Calderón (La casa limeña, 2000) "Le néo-colonial est le style emblématique des secteurs dominants de l'oligarchie terrienne (...) La maison néo-coloniale construite à la manière d'une demeure-hacienda supposait non seulement la récupération des formes coloniales, mais aussi l'affirmation de l'idéologie seigneuriale, qui dans un moment de crise et face à la poussée de la bourgeoisie industrielle, permettait à ce groupe social d'être représenté - par un style qui lui était propre - au sein de la société moderne". Bien des années plus tôt, le très nationaliste mais très lucide historien de l'architecture Hector Velarde avait écrit ceci : "Cette réaction contre les esthétiques modernes fut peu à peu contenue et l'école purement coloniale prit le parti d'un traditionalisme hispanique absolu qui lui enleva toute authenticité et toute vie." (Arquitectura peruana, 1946).
Le chemin vers le modernisme : Enrique Seoane Ros
L'abandon progressif et raisonné du style néo-colonial est illustré par le cas d' Enrique Seoane Ros (1915–1980), qui fut d'abord influencé par cette école, comme en témoignent les trois grands immeubles qu'il réalisa entre 1939 et 1946 dans le secteur de la Colmena et de l'Avenida Tacna : l'Edificio Rizo Patrón, de plan triangulaire, l'Edificio Wilson, remarquable pour sa façade symétrique couronnée d'une frise de motifs inspirés du site de Chan Chan, et l'Edificio Tacna-Nazareñas. Après sa participation au manifeste de “La Agrupación Espacio” (1946-1954) qui prônait un retour au réalisme, il devint résolument moderne tout en conservant toujours le souci d'une touche de "péruanité" comme en témoignent les édifices Fénix et La Nacional (1945-48), l'Edificio Diagonal à Miraflores et surtout ce petit bijou aux lignes harmonieuses et aux couleurs chaudes, connu par tous les liméniens : l'Edificio Limatambo (1954) à l'intersection de la Via Expresa et de l'Avenida Javier Prado, le plus gros point noir de la circulation à Lima. Il s'affranchit assez radicalement de sa première manière avec la conception du colossal Ministerio de Educación (1951-1956) de l'avenue Abancay, qui fut le premier grand building moderne de Lima et resta longtemps le plus haut édifice de la ville. Il esquissa même, sur la fin de sa carrière, les prémices d'une transition vers le post-modernisme.
Enrique Seoane Ros : Edificio Wilson (1945-46) - Ministerio de Educación (1951-1956)
Le traumatisme de l'avenue Abancay
En 1947, le percement de cette gigantesque saignée qui coupa en deux l'antique "cercado" de Lima est aujourd'hui considéré comme la parfaite abomination urbanistique de l'époque du général Manuel A. Odria. Il fallait faire la place à l'automobile et aux transports publics, c'était la philosophie des années 50. Et donner à Lima l'allure d'une capitale moderne, à l'image des grandes villes américaines. Odria, dont le slogan volontariste était "des actes et non pas des paroles" avait vu dans l'architure un bon moyen d'illustrer sa politique conservatrice, pro-américaine, le tout bien habillé de populisme. Pour affirmer l'aspect politique de cette réalisation, l 'avenue fut donc bordée d'édifices demesurés, comme le Ministerio de Economia y Finanzas (1952) oeuvre de Guillermo Payet, où le marbre de la façade encadrée de reliefs réalistes évoquent immanquablement l'architecture mussolinienne, et bien entendu le gigantesque Ministerio de Educación de Enrique Seoane Ros, planté au carrefour de l'avenue Nicolas de Pierola, qui semble écraser de toute sa hauteur la vieille université San Marcos. La perspective de la Plaza Bolivar ouverte sur la façade du Palacio del Congreso ainsi que l'achèvement par Emilio Harth-Terré de la Biblioteca Nacional ajoutaient à ce modernisme la touche législative et culturelle censée légitimer l'ensemble. Mais le patrimoine monumental de Lima avait subi des dommages irréparables : l'élargissement de l'ancien jiron Abancay fit disparaître l'église de Santa Teresa ("la plus belle oeuvre baroque de Lima", selon Harold E. Wethey), le Collège San Pablo de la Compagnie de Jésus, provoqua l'amputation des couvents de San Francisco, de San Pedro et de la Concepción, sans parler de la disparition d'un grand nombre de demeures coloniales.
L'avenue Abancay en 1950 (au centre, le Ministerio de Economia y Finanzas - La même, de nos jours.
Cette partition en deux de la vieille Lima eut des conséquences pour le moins néfastes : véritable fleuve automobile, l'avenue Abancay est aujourd'hui la plus polluée de Lima et elle aura été en grande partie responsable de la paupérisation et de la dégradation du quartier de Barrios Altos, qui fut quasiment abandonné à son sort à partir des années 1960. Là vivait une population urbaine à très faible revenus, les exclus (parmi beaucoup d'autres) des "30 glorieuses péruviennes". Ce quartier, d'une grande richesse historique et architecturale, vit alors nombre de ses vieilles demeures tomber en ruines ou devenir de véritables taudis (tugurios). Cette descente aux enfers de la dégradation urbaine et sociale a été magistralement dépeinte par Sebastián Salazar Bondy dans son essai Lima la horrible (1964).
Fernado Belaunde Terry : L'architecte et le président
L'architecte et urbaniste qui allait devenir par deux fois président du Pérou (1963-1968 et 1980-1985) naquit en 1912 dans une famille aisée de Lima. Opposés à la dictature de Leguía, son père Rafael et surtout son oncle, Víctor Andrés Belaúnde, furent persécutés et s'exilèrent en France en 1924. Fernando y commença des études d’ingénieur. De 1930 à 1935, Belaúnde étudia l’architecture aux États-Unis, à l’Université de Miami, puis à partir de 1935 à l’Université du Texas à Austin, où il obtint son diplôme d’architecte. Il partit à Mexico pour travailler comme architecte pour une courte période et rentra au Pérou en 1936. L'année suivante, il lança la revue El Arquitecto Peruano ("l’Architecte Péruvien"), qui traitait d’aménagement intérieur, d’urbanisme et des problèmes du logement auxquels était confronté le pays. Il dirigea cette publication jusqu'en 1963, date à laquelle elle comptait plus de deux cent numéros. Cette revue joua un rôle de premier plan dans les années 1940 et 1950 : sous son influence furent crées l’Association des Architectes du Pérou et l’Institut d’Urbanisme du Pérou. Dépassant le cadre d'une publication spécialisée dans l'architecture et l'urbanisme, elle servit aussi de tribune d'expression qui abordait des thèmes politiques et sociaux, et servit de marchepied à la future carrière politique de Belaunde qui commença par un premier mandat de député de Lima en 1945. A cette occasion, il fit adopter par le Congrès son projet de loi sur la "copropriété horizontale". Avant celle-ci, on ne pouvait être que locataire d'un immeuble collectif à étage, le seul propriétaire étant celui du foncier. Lors de ses deux mandats présidentiels ultérieurs, il mit d'ailleurs en oeuvre nombre d'idées urbanistiques qui étaient apparu à l'origine dans sa revue El Arquitecto Peruano.
Fernando Belaunde Terry dans les années 1940 (photo Caretas)
Grand défenseur de l'architecture sociale, Fernando Belaunde dirigea de nombreuses réalisations d'habitat collectif, dans lesquel il voyait la solution au problème de surpopulation qui commençait déjà à se manifester à Lima au début des années 1940. Il était convaincu que le meileur moyen d'assurer le développement urbain du futur était de concilier l'esprit d'entreprise privé et le pouvoir de régulation et de financement des pouvoirs publics. Ce qui résumait le pragmatisme de sa philosophie politique : un libéralisme encadré par l'Etat. Son credo urbanistique était la "cité-jardin" piétonnière où les véhicules ne peuvent transiter et stationner qu'en périphérie, c'est-à-dire l'équivalent de nos HLM des années 1960, dont le meilleur exemple à Lima est le Residencial San Felipe dans le district de San Borja. L'ironie de l'histoire - et l'échec relatif de Belaunde - fut que ce mode d'habitat fut ensuite plébiscité par la classe moyenne et la petite bourgeoisie et s'avéra inabordable pour les flots de migrants pauvres qui allaient bientôt couvrir la périphérie de Lima de sinsitres bidonvilles...
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3) Les barriadas ou l'urbanisme des exclus / La Via Expresa (1967-1969) : Lima émigre à Miraflores / La récupération du centre historique
©Daniel DUGUAY
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