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Lima, |
Les barriadas, ou l'urbanisme des exclus (1950-1990)
A côté de cet urbanisme institutionnel et résidentiel réservé aux classes moyennes et aisées, partagé entre coquettes zones pavillonaires, grandes écoles, sièges d'entreprises, qui peu à peu grignote les bonnes terres agricoles qui entouraient Lima, apparaît à la fin des années 1940 un phénomène spontané et commun à toute l'Amérique du Sud : les barriadas, ou bidonvilles, qui envahissent les pentes sableuses des collines entourant la capitale. De 650 000 habitants en 1940, la population de Lima était passée à 1 850 000 en 1960, 3 300 000 en 1972 pour en compter aujourd'hui près de 8 500 000! Les causes de cette explosion furent d'abord économiques et démographiques, mais aussi provoquées par un exode rural massif des paysans pauvres venant des provinces déshéritées de la sierra pour trouver de meilleures conditions de vie dans la capitale.
Bidonvilles à Lima en 1950 et à la fin des années 1990 (Photo voltairenet.org) : peu de changement.
Cet urbanisme de la misère fit ses débuts sur les flancs des cerros tous proches du vieux centre de Lima : les cerros San Cristobal, San Cosme, El Agustino, ainsi que sur les rives du rio Rimac. Au début (1950), des groupes familiaux ou des associations communautaires s'emparaient de terrains vides et édifiaient aussitôt, sans autorisation de construire, des quartiers entiers de cabanes faites de planches, de pailles tressée ou de plaques de tôle. Dépourvus de voirie, sans eau ni électricité et sans réseau sanitaire. Vers 1960, cet urbanisme incontrôlé avait progressé vers la vallée du rio Chillon, le long de la route Panaméricaine nord, et occupait vers l'ouest et le sud les glacis pré-andins de Comas et de Villa Maria del Triunfo. Après des années de batailles juridiques et d'affrontements parfois violents avec la police, ces "villes nouvelles" commencèrent à se doter peu à peu de quelques services publics encore bien déficients : eau, électricité, parfois éclairage public. L'un des exemples les plus spectaculaires de cette lente évolution vers la normalité est Villa El Salvador, qui avec 450 000 habitants en 1970, passait pour le plus grand bidonville d'Amérique latine. Ajourd'hui, il est devenu un district presque comme les autres, avec ses rues asphaltées, ses maisons en dur, ses écoles, ses commerces et ses terrains de sport.
L'attitude des autorités changea quelque peu avec l'arrivée du régime militaire "progressiste" du général Velasco en 1968. De nombreuses invasions furent légalisées et l'Etat dota ces quartiers d'écoles, de dispensaires et encouragea la formation d'associations représentatives, le plus souvent noyautées par des fidèles du gouvernement. On les baptisa alors Pueblos jovenes, par un euphémisme optimiste qui ne parvenait pas à dissimuler une triste réalité sociale : à la fin des années 1970, le Pérou s'enfonçait dans la récession, le chômage et la délinquance de masse sur fond de luttes politiques et syndicales de plus en plus violentes. L'exode rural qui avait été pour une bonne part à l'origine des barriadas de Lima, connut une seconde phase, dramatique celle-là, lors des années tragiques de la guérilla du Sentier Lumineux (1980-1995) quand une grande quantité de paysans originaires de la Cordillère centrale et notamment d'Ayacucho, vinrent trouver refuge à Lima pour échapper aux exactions des terroristes ou aux représailles de l'armée. En vain, car à leur tour les faubourgs pauvres de Lima furent une cible de choix pour le Sentier Lumineux qui tenta de s'y implanter, provoquant parfois une répression aveugle (massacre policier de Barrios Altos en décembre 1991, assassinat par le Sentier Lumineux de la dirigeante associative Maria Elena Moyano en 1992). La misère, le sous-équipement (en 1990 on estimait qu'entre 20 et 25% de la population de Lima ne disposait pas d'eau courante) mais aussi une période de sécheresse dûe au phénomène climatique El Niño furent les causes de l'épidémie de choléra de 1991-1993, qui se propagea surtout à partir des banlieues entourant la capitale (320 000 cas au niveau national, plus de 2000 victimes) : c'est la plus importante pandémie relevée au Pérou pour le 20e siècle.
La Via Expresa (1967-1969) : Lima émigre à Miraflores
La réalisation de la Vía Expresa, voie rapide reliant le centre de Lima à San Isidro et Miraflores fut certainement l'oeuvre qui marqua le plus les années 1960. Décidée par le maire de Lima Luis Bedoya Reyes, elle consistait à réaliser une voie express à double sens creusée en tranchée (d'où son nom populaire de “Zanjón”) partant du Paseo de la Republica, qui communiquait avec les avenues perpendiculaires par des échangeurs. En 1968, on acheva la première phase jusqu'à l'avenue Javier Prado. L'année suivante, on acheva un deuxième tronçon qui conduisait jusqu'au district de Barranco.
Le carrefour de l'avenue Javier Prado et de la Via Expresa en 1969. On reconnaît l'Edificio Limatambo au premier plan et le collège San Agustin au fond. Tous les terrains vides sur la photo sont aujourd'hui bâtis.
Les édiles de l'époque, suivant la même tendance que partout ailleurs - montée en puissance des classes moyennes et règne sans partage de l'automobile - dessinèrent là, sans peut-être en mesurer toutes les conséquences, l'axe qui allait faire basculer le centre de gravité de Lima. San Isidro et Miraflores devinrent en peu de temps les nouveaux quartiers chics et attractifs de la capitale où se précipitèrent banques, restaurants, hôtels et boutiques de luxe. Le vieux centre historique se retrouva tout à coup démodé et désuet, avec son décor historique passablement fané et de plus en plus écorné. La notion de patrimoine à préserver n'existe pas encore : à partir des années 1970, des centaines de vieilles demeures sont livrées à la pioche des démolisseurs pour laisser place à d'affreux cubes de béton où à des espaces vides servant de parkings privés, dernière opération à peu près rentable dans un centre déclassé où la valeur immobilière s'est effondrée. Les ilôts les plus éloignés de la Plaza de Armas ou de la Plaza San Martin se dégradent et se paupérisent jusqu'à ressembler aux quartiers pauvres de La Havane. La fameuse Colmena (l'avenue Nicolás de Piérola) perd son statut de "Champs-Elysées" de Lima et se couvre peu à peu de marchands ambulants et de bars sordides. Le magnifique cinéma "Le Paris" tout comme l'historique et délicat Teatro Colón de la Plaza San Martin ne passent plus que des films porno. C'est la chute.
La récupération du centre historique de Lima
En 1991, le classement du centre historique colonial, ou "damero de Pizarro" (le damier de Pizarro), sur la liste du Patrimoine de l'Humanité de l'UNESCO provoqua enfin un sursaut. Ce véritable sauvetage dut beaucoup à l'initiative et la tenacité de l'un des plus grands maires de Lima, l'avocat Alberto Andrade (entre 1996 et 2002) malgré les attaques hystériques et parfois même ignobles de la presse et des médias à la solde du clan Fujimori. Ses premières tâches furent de faire évacuer, le plus humainement possible, les myriades de marchands ambulants qui squattaient les trottoirs de Lima et de réorganiser le service municipal de nettoyage - jusqu'alors largement déficient - qui parvint à en finir avec les tas d'immondices que l'on trouvait à tous les carrefours de la ville. Il impulsa ensuite un programme de réhabilitation d'espaces publics, de rénovation de places et de jardins. Sous sa gestion, le jirón de la Unión, la rue la plus commerçante de Lima, devint enfin piétonne, ainsi que le belvédére dominant le rio Rimac, envahi pendant des décennies par le chaotique marché de Polvos Azules, qui est aujourd'hui le Paseo Chabuca Granda.
Balcon du Museo de Arte Taurino (Jr Cailloma)
Il lança ensuite le programme "adoptez un balcon" pour tenter de sauver nombre d'entre eux qui tombaient en ruines. L'opération, qui s'adressait à des particuliers, des banques, des chaînes de supermarchés, de téléphonie, des agences de voyage et même à des ambassades étrangères, connut un réel succès, permettant d'en restaurer une bonne centaine.
Il fut également à l'origine du dégagement des anciens remparts de Lima que l'on peut voir aujourd'hui dans le Parque la Muralla, derrière l'église San Francisco, et de la rénovation du Parque de la Exposición, datant de 1872, et qui avait été laissé à l'abandon dans les années 1970-80. Ces réalisations furent achevées sous le mandat de son successeur, l'actuel maire de Lima Luis Castañeda Lossio.
©Daniel DUGUAY
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