Barrios Altos, ou la Lima oubliée


La partie Est du centre de Lima, que l'on appelle communément Barrios Altos (les quartiers hauts) fut à l'origine une réduction - mot que l'on traduirait aujourd'hui par "réserve"- crée en 1590 par le vice-roi Hurtado de Mendoza dans le but de regrouper les Indiens de la vallée du rio Rimac, afin de mieux les contrôler, de leur faire payer un tribut et enfin de les évangéliser, cette dernière mission étant confiée aux pères Jésuites. Ce nouveau quartier qui avait pour nom "El Cercado de Santiago" était entourée d'une muraille, d'où le nom de Cercado qu'on lui donne encore aujourd'hui, qui n'est pas à confondre avec le terme plus général de "Cercado de Lima", qui désigne l'enceinte fortifiée érigée en 1678 tout autour de la Cité des Rois pour la protéger des attaques des corsaires anglais et hollandais. Cette dernière a d'ailleurs quasiment disparu au 19e s. : seuls en subsitent quelques vestiges récemment mis à jour dans le Parque la Muralla, derrière l'église San Francisco.


L'église de Santiago Apostol sur la place du Cercado et un immeuble à l'abandon : les visages contrastés de Barrios Altos

Le Cercado initial des Indiens devint au 17e et 18e s. une sorte de quartier secondaire de Lima, avec son cabildo, son hôpital, sa prison et ses innombrables églises et couvents. Il s'étendait entre les actuelles Plaza Italia et Plazuela del Cercado, véritable centre de cette petite annexe coloniale de Lima, qui malgré des décennies d'abandon et de délabrement, à conservé son cachet initial. A la fin du 19e s. il devint même un quartier résidentiel et diplomatique où s'élevaient de belles demeures républicaines et des quintas (ensembles résidentiels ornées de jardins) comme en témoigne encore la fameuse Quinta Heeren. Mais la crise des années 30 et les politiques d'urbanisme des années 50 allaient lui porter des coups presque fatals.

Le traumatisme de l'avenue Abancay
En 1947, le percement de cette gigantesque saignée qui coupa en deux l'antique "cercado" de Lima est aujourd'hui considéré comme la parfaite abomination urbanistique de l'époque du général Manuel A. Odria. Il fallait faire la place à l'automobile et aux transports publics, c'était la philosophie des années 50. Et donner à Lima l'allure d'une capitale moderne, à l'image des grandes villes américaines. Odria, dont le slogan volontariste était "des actes et non pas des paroles" voyait dans l'urbanisme un bon moyen d'illustrer sa politique conservatrice, pro-américaine, le tout bien habillé de populisme. Pour affirmer l'aspect politique de cette réalisation, l 'avenue fut donc bordée d'édifices demesurés, comme le Ministerio de Economia y Finanzas (1952) oeuvre de Guillermo Payet, où le marbre de la façade encadrée de reliefs réalistes évoquent immanquablement l'architecture mussolinienne, et bien entendu le gigantesque Ministerio de Educación de Enrique Seoane Ros, planté au carrefour de l'avenue Nicolas de Pierola, qui semble écraser de toute sa hauteur la vieille université San Marcos. La perspective de la Plaza Bolivar ouverte sur la façade du Palacio del Congreso ainsi que l'achèvement par Emilio Harth-Terré de la Biblioteca Nacional ajoutaient à ce modernisme la touche législative et culturelle censée légitimer l'ensemble. Mais le patrimoine monumental de Lima avait subi des dommages irréparables : l'élargissement de l'ancien jiron Abancay fit disparaître l'église de Santa Teresa ("la plus belle oeuvre baroque de Lima", selon Harold E. Wethey), le collège San Pablo de la Compagnie de Jésus, provoqua l'amputation des couvents de San Francisco, de San Pedro et de la Concepción, sans parler de la disparition d'un grand nombre de demeures coloniales.

Cette partition en deux de la vieille Lima eut des conséquences pour le moins néfastes : véritable fleuve automobile, l'avenue Abancay est aujourd'hui la plus polluée de Lima et elle aura été en grande partie responsable de la paupérisation et de la dégradation du quartier de Barrios Altos, qui fut quasiment abandonné à son sort à partir des années 1960. Là vivait une population urbaine à très faible revenus, les exclus (parmi beaucoup d'autres) des "30 glorieuses péruviennes". Ce quartier, d'une grande richesse historique et architecturale, vit alors nombre de ses vieilles demeures tomber en ruines ou devenir de véritables taudis (tugurios). Cette descente aux enfers de la dégradation urbaine et sociale a été magistralement dépeinte par Sebastián Salazar Bondy dans son essai Lima la horrible (1964).


Le Mercado central vers 1870 (photo du studio Courret) - Le portique chinois de la calle Capón.

A la découverte du Barrio Chino (quartier chinois)
Si, en venant de la cathédrale et de l'église San Francisco, on traverse l'avenue Abancay, la première curiosité d'importance est la Casa de la Inquisición, qui fait face à la Plaza Bolivar, là-même où s'élève le Palacio del Congreso. A la sortie du musée, tourner à dr. dans le jr Ayacucho. Au numéro 11, près du portail d'une grande maison de style républicain ornée d'un élégant balcon, une plaque rappelle qu'ici était la maison natale de Ricardo Palma, l'auteur des Traditions Péruviennes.
Encore quelques pas et l'on perçoit l'animation grouillante qui entoure le Mercado central de Lima, lui-même cerné par un nombre faramineux de kiosques, d’échoppes et de boutiques. Plutôt laid, le bâtiment actuel remplace un marché construit dans les années 1900, lequel fut détruit par un terrible incendie en 1964. Sur le flanc droit du marché, un portique monumental de style chinois, offert par le gouvernement de Taiwan en 1971, marque l’entrée de la fameuse calle Capón, qui traverse le Barrio chino ou quartier chinois de Lima. Ce quartier est né vers 1890 avec l’arrivée d’émigrants pour la plupart cantonais, venus travailler à la construction des chemins de fer. Sans atteindre l'importance du Chinatown de San Francisco, il recèle nombre de magasins typiquement asiatiques et de restaurants succulents : là est le berceau de la fameuse chifa (nom donné aux restaurants chinois de Lima) dont la naissance remonte aux années 1920, première fusion entre la cuisine péruvienne créole et la cuisine chinoise. L'un des plus réputés, depuis des décennies, est la chifa Wa Lok, dans le jr Paruro (à g. en débouchant de la calle Capón). Mais il en existe des dizaines et des dizaines dans tout le quartier et des milliers dans toute l'agglomération de Lima.

Curiosités méconnues de Barrios Altos
L'une des rares exceptions au délabrement général de Barrios Altos est la Plaza Italia, restaurée sous l'administration du maire de Lima Alberto Andrade, dans les années 2000. Elle fut baptisée ainsi en hommage au grand savant italien Antonio Raimondi, mais son nom antérieur est Plaza Santa Ana, du nom de la grande église Santa Ana qui occupe le coin sud-est de la place. Plusieurs fois remodelée, sa façade n'a plus grand chose à voir avec celle construite au milieu 16e s. par l'archevêque Loayza à l'emplacement d'un temple préhispanique, pour servir d'église paroissiale aux Indiens réunis dans la réduction du "Cercado de Santiago".
Au nord de la place et paraissant la fermer, se dresse la masse impressionante de l'église et du monastère de las Descalzas aux grandes murailles orange, soutenus par de puissants contreforts et couronnée d'une ample coupole. Dans le jr Junin, à g. de la place, son portail latéral, du milieu du 18e s., est un précieux exemple d'architecture métisse très fleurie.


Cloître circulaire de l'ancien collège de Théologie, aujourd'hui Unidad Escolar Mercedes Cabello (photo D. Duguay)

Dans le jr. Pasco, tout près du Mercado central, on passe à côté d'un trésor architectural unique en son genre, mais difficile à visiter : l'ancien collège de Théologie, fondé par les Dominicains au milieu du 17e s. Son cloître est d'un intérêt tout particulier : c'est l'un des rares de forme circulaire existant au monde. Le rythme de son arcature et l'élégance de ses proportions en font du point de vue architectural un des plus magnifiques patios de Lima. Malheureusement, il est occupé par une école primaire et n'est pas ouvert à la visite.

Une cuadra plus au nord, au 769 du jr Ancash, se dresse l'une des plus belles façades du quartier : celle de la Casa Canevaro, élégante demeure républicaine des années 1850 ornée de deux volumineux balcons symétriques de style dit "napoléonien" par les historiens de l'architecture locale. Elle fut l'ambassade d'Angleterre puis du Chili au milieu du 19e s. Sauvée et restaurée dans les années 1970, elle appartient aujourd'hui à l'École Nationale des Beaux-Arts, qui se trouve dans la cuadra suivante. Cette dernière occupe l'emplacement de l'ancien collèges des Augustins, fondé en 1603 et détruit par le tremblement de terre de 1687. Heureusement, il en subsiste les très beaux cloîtres, intégrés à l'école. La façade est fameuse pour être l'un des premiers témoins de l'architecture "néo-coloniale" qui fleurit à Lima à partir des années 1920. Elle est due à un architecte espagnol, Manuel Piqueras Cotolí, et se veut une synthèse d'éléments hispaniques et indigènes tendant à symboliser le métissage péruvien par une esthétique fusionnant les deux genres : plaqué sur une grand mur de briques crues, son monumental portail de pierre est une évocation du baroque espagnol, mais ses éléments décoratifs sont inspirés de l'iconographie de Chavin.

Casa de las Trece Monedas
Au n° 536 du jr Ancash, cette vaste demeure coloniale est l'une des plus charmantes de Lima. Elle fut construite au milieu du 18e s. dans un style dit "rococó français" assez semblable à celui de la Quinta de Presa dans le quartier de Rimac. Son nom est du aux treize monnaies figurant sur les armoiries du portail. Si la façade extérieure est hélas assez détériorée, elle a cependant conservé ses portes, ses fenêtres et ses grilles originales que l'on découvre en franchissant un ample zaguán (vestibule) orné d'un arc en rocaille et de balustrades de bois ouvragé qui communique avec le patio principal
Après avoir hébergé pendant plusieurs décennies l'un des restaurants les plus fameux de Lima, la casa de las Trece Monedas abrite aujourd'hui le Museo Nacional Afroperuano, inauguré en 2009, qui est consacré à l'histoire de l'esclavage noir au Pérou et à l'héritage culturel afro-péruvien.
Au travers des neufs salles du musée, la traite des esclaves noirs est évoquée depuis ses débuts par des gravures d'époque, des cartes retraçant les routes maritimes empruntées depuis les Caraïbes, des carcans, des fers et des chaînes retrouvées dans les haciendas. On découvre ensuite les croyances religieuses, les coutumes, les danses et les vêtements des esclaves africains et de leurs descendants pendant la colonie espagnole. Le musée conserve aussi le fameux décret signé en 1854 par le président Ramon Castilla abolissant l'esclavage au Pérou. Dans les dernières salles, belle collection d'aquarelles (notamment de Pancho Fierro), de photographies depuis le 19e s., d'artisanat afro-péruvien et d'oeuvres d'art contemporaines.
Ouvert lun-ven. Accès libre


Barrios Altos : patio de la casa de las Trece Monedas (à g.) - L'étonnante Quinta Heeren (à dr.)

La Quinta Heeren
Pour se faire une idée de ce bout de Lima figé dans le passé, il est intéressant de pousser par le jr. Junín (à partir de la Plaza Bolivar) jusqu’à la Quinta Heeren, un bel ensemble architectural typique des années 1890, ordonné autour d’un vaste parc arboré et orné de statues, d’un romantisme inattendu dans ces parages. Sa réalisation est l’œuvre d’Oscar Heeren, homme d’affaires et diplomate allemand, lequel fit construire cette résidence fermée afin d’y attirer la belle société de l’époque. Devant les bâtiments aujourd’hui assez dégradés, on a du mal à imaginer qu’étaient logées ici, au début du 20e s. plusieurs ambassades comme celles de France, du Japon ou des États-Unis, et que la Quinta fut le lieu de résidence du président Manuel Prado dans les années trente.


Page d'Accueil / Géographie et climats / Écosystèmes / Folklore / Artisanat / Gastronomie / Économie / Histoire /
Littérature / Mario Vargas Llosa / Peintres péruviens / Index des curiosités et sites / Carnet pratique / Livres
Pour en savoir plus sur les civilisations de l'ancien Pérou, consultez le...

©Daniel DUGUAY
dduguay@club-internet.fr