De la chronique à l'archéologie :
1) Chroniqueurs de la Conquête du Pérou (16e-17e s.)

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Chronologie de la conquête du Pérou (1526-1572)

Voyageurs et historiens du 19e s.

Panorama de l'archéologie au 20e s.


"Cruautés des Espagnols"(gravure de De Bry, 17e s.)

Du très volumineux corpus de chroniques et de relations écrites sur la conquête du Pérou jusqu’à la fin du 17e s. et même au-delà, les historiens de la littérature distinguent plusieurs groupes assez distincts. Le premier est constitué des rares soldats et secrétaires lettrés, témoins actifs des diverses expéditions de Francisco Pizarro et de ses frères. Curieusement, leur vision paraît parfois divergente sur certains détails et il semble bien que se soit livré entre eux une farouche bataille quant à l’exclusivité de la narration des faits.


Les chroniqueurs espagnols témoins directs de la conquête
Celui que l'on appela longtemps "l'Anonyme Sévillan de 1534" est seulement connu depuis peu : Cristobal de Mena, venu au Pérou avec Pizarro en 1531 fut d'abord un de ses favoris, puis tomba en disgrâce, peut-être à cause de ses bonnes relations avec Diego de Almagro. Il en résulta qu'il fut l'un des moins bien servis lors du partage du butin réuni à Cajamarca. Il le prit assez mal et rentra en Espagne en décembre 1533. Dès avril 1534, il fit publier sous l'anonymat sa chronique Conquista del Peru llamada la Nueva Castilla, où il exhale toute sa rancoeur à l'encontre du clan des Pizarro.

Francisco de Jerez, né vers 1497 à Séville, partit à quinze ans au Panama pour y faire l'écrivain public. Pizarro l'engagea comme secrétaire en 1524 et l'emmena dans sa première expédition. Lors de la conquête, il rejoignit le gouverneur en août 1531, en tant que rapporteur officiel. A Cajamarca, dans le bref combat qui aboutit à la capture de l'Inca Atahualpa, il eut une jambe cassée et en resta estropié. En juin 1534, il était de retour à Séville et fit publier sa Verdadera Relacion de la Conquista del Perú, qu'il qualifie de "vraie" pour contrer celle de Cristobal de Mena, déjà parue.

Capitaine issu d'une noble famille, Miguel de Estete rejoignit Francisco Pizarro en 1531, participa à la capture de l'Inca Atahualpa à Cajamarca et, pendant que celui-ci était gardé prisonnier, accompagna Hernando Pizarro dans sa fameuse expédition à Pachacamac, dont il tint le journal en sa qualité d'inspecteur de la Real Audiencia. Sa relation, Noticias del Perú, écrite entre 1533 et 1535 est d'un grand intérêt et d'une relative impartialité. Elle ne fut publiée pour la première fois qu' en 1918.

D’une tonalité tout différente est l’œuvre de Fray Marcos de Niza (1495-1558), un franciscain originaire de Nice parti rejoindre Pizarro lors de la conquête du Pérou. Mais très vite il s’opposa aux quatre frères Pizarro, dénonçant les exactions commises contre les Indiens. En 1534, il fit partie d'une expédition conduite en Equateur par Pedro de Alvarado avant de partir pour le Guatemala en 1536 et le Mexique en 1537. Il est l'auteur de plusieurs chroniques parmi lesquelles une Historia de la conquista de la provincia del Perú et une Historia de la conquista de la provincia de Quito où il stigmatise, entre autres, les atrocités commises par le conquistador Sebastian de Benalcazar, l’un des pires de tous. On suppose qu’il a fourni à Bartolomé de Las Casas dont il était l’ami, l'essentiel de ses informations concernant le Pérou, dont le grand Dominicain fit usage dans sa Brevísima relación de la destrucción de las Indias (1552) où l’on retrouve un chapitre relatant la capture et la mort de l’inca Atahualpa, écrit avec la même sévérité réprobatrice que le restant de son œuvre.

Chroniqueurs espagnols venus au Pérou après la conquête
A ce groupe appartient Pedro Cieza de León, que les connaisseurs placent parmi l'un des plus fiables parmi les chroniqueurs de cette époque. Pour les jeunes Péruviens qui l'étudient à l'école, il est leur premier grand auteur classique.
Né en Estrémadure en 1522, il était de bonne famille et reçut une certaine éducation qu'il abandonna pour courir l'aventure à treize ans. D'abord, il servit en Nouvelle-Grenade (Colombie) sous divers capitaines. Dès 1541, il avait entrepris de noter avec précision tout ce qu'il observait. En 1547, il passa au Pérou avec Sebastian de Benalcazar afin de soutenir le président La Gasca aux prises avec la rébellion de Gonzalo Pizarro. De Popayan au lac Titicaca, il continua de décrire, à la façon d'un guide, les régions traversées. Ces relations de voyages constituent la première partie de sa Cronica del Perú. Ayant appris quel était son passe-temps, La Gasca le chargea de relater l'histoire et les institutions des Incas, en le dirigeant vers les notables susceptibles de l'informer. Ce sera la deuxième partie de son oeuvre, El Señorio de los Incas (1548-1550), qui fut soumise à des membres de la Real Audiencia de Lima, versés dans les affaires indigènes. Les dons d'observation de l'auteur sont aussi indicutables que son honnêteté intellectuelle, et sa sympathie envers les vaincus ne manque pas de bon sens.
La paix rétablie, Cieza rentra en Espagne et, installé à Séville, se maria. Il eut le temps de terminer son oeuvre, la troisième partie de la Chronique du Pérou qui relate la conquête : Descubrimiento y conquista del Perú et la quatrième qui traite des guerres civiles entre conquistadores : Guerras civiles del Perú - elle-même divisée en trois livres - avant de mourir subitement, le 2 Juillet 1554. Une copie partielle permit des éditions défectueuses et limitées, du milieu du 19e siècle à 1979, date où le manuscrit autographe fut retrouvé à la Bibliothèque Vaticane.

 Jeune prêtre séculier, imprégné des idées généreuses de Bartolomé de Las Casas, Cristobal de Molina, dit "El Chileno",  débarqua au Pérou en 1535, peu après après la fondation de Lima et gagna Cuzco avec Diego de Almagro, qu'il accompagna comme aumônier de son armée dans la conquête ratée du Chili. Le comportement de ses compatriotes l'horrifia et il dénonça leurs excès dans sa Relacion de muchas cosas acaescidas en el Perú (vers 1552). Cristobal de Molina survole les évènements de la conquête du Pérou, qu'il n'a pas vécu, mais donne des informations intéressantes sur les Incas et leurs fêtes religieuses. Il est l'un des premiers à s'étendre sur les cruautés commises par les Espagnols à l'égard des Indiens. A tel point que Las Casas le copiera abondament dans sa propre Historia Apologetica.

 A cette famille de narrateurs relativement objectifs, il convient d’ajouter Juan de Betanzos, secrétaire de la Real Audiencia de Saint Domingue, où il apprit un peu de quechua d’un esclave péruvien qu’il avait acheté. Ses connaissances linguistiques lui permirent de devenir interprète officiel de la couronne à Cuzco en 1542, où il épousa doña Angelina Yupanqui, veuve de l'Inca Atahualpa et ex-concubine de Francisco Pizarro. Là, il interrogea les natifs les plus âgés sur l'histoire de la dynastie inca. Sa chronique, Suma y Narracion de los Incas (1551) est une assez honnête et rigoureuse retranscription de ces entretiens, qui s’apparente à un réel travail historique.

Les chroniqueurs « toledanistes »
On applique ce terme aux chroniqueurs de la première comme de la seconde époque qui défendirent les thèses imposées par le vice-roi Francisco de Toledo, tendant à propager la vision selon laquelle les Incas étaient des tyrans immoraux et sanguinaires qui avaient asservi les populations indigènes sous un joug dont les conquistadors les avaient libérés. Autrement dit, le révisionnisme historique déjà, comme arme de propagande et d’auto-justification des crimes coloniaux à venir…

Parmi ceux-ci, Pedro Pizarro, cousin germain de Francisco, parti avec lui pour le Pérou en 1530. Il participa donc à la victoire de Cajamarca, puis fut de la troupe commandée par Hernando Pizarro qui marcha sur Cuzco et dut défendre la ville contre les assauts de Manco Capac (1536). Son Récit de la découverte et de la conquête des royaumes du Pérou (1571), couvre les évènements survenus entre 1529 et 1554, et insiste abondamment sur les grandes prouesses et la noble figure de son cousin Francisco Pizarro (assassiné en 1541). Pourtant, sa mémoire ne semblait déjà plus en grâce après la période tourmentée des guerres civiles qui opposèrent les différents partis de conquistadors juste après la conquête et la reprise en main du Pérou par la Couronne d’Espagne.

Dans la même veine, la Relacion del descubrimiento del Reyno del Perú (1571) de Diego de Trujillo semble voir été un travail de commande obéissant à la même influence.

Le fleuron de cette école tendancieuse reste Pedro Sarmiento de Gamboa, un Galicien né à Pontevedra, qui méritait pourtant mieux que ce rôle ingrat en littérature. Véritable homme d'aventures, grand marin, excellent géographe, mais aussi astrologue et cabbaliste, sa vie fut un long roman : il participa à la poursuite des Incas rebelles de Vilcabamba, combattit sur mer contre Francis Drake, découvrit les îles Salomon en 1567 et explora en 1579-1580 le détroit de Magellan dont il fit le relevé. Mais dévoué corps et âme à la Couronne d'Espagne, il céda aux injonctions du vice-roi Toledo dans sa très partiale Historia General llamada Indica (1572), pour laquelle il aurait recueilli les témoignages de nombreux caciques incas descendant des anciens lignages royaux. On sait aujourd’hui qu’il a beaucoup utilisé la chronique de Juan de Betanzos, qui avait fait auparavant le même travail de mémoire. Ce n’est qu’en 1893 que l’on retrouva son manuscrit, qui était resté enfoui dans une bibliothèque universitaire allemande. 

José de Acosta, encyclopédiste et humaniste
Son oeuvre occupe une place à part : ce chroniqueur est une des sources les plus précieuses sur l'histoire et les civilisations anciennes du Pérou. Poète, géographe, historien et savant, Alexandre de Humboldt le qualifia plus tard de "Pline du Nouveau Monde".
Né à Medina del Campo, il entra dans la Compagnie de Jésus en 1552 et arriva au Pérou en 1571. Il prit par à une expédition organisée par le vice-roi Toledo, où son esprit curieux put s'exercer dans l'observation de la nature et de la condition morale et sociale des indiens. En 1580, il occupa la chaire de théologie de l'université San Marcos et entreprit d'écrire, avec l'aide du père Blas de Valera, des catéchismes en quechua et aymara pour l'instruction religieuse des indiens. La Doctrina cristiana y catecismo, publiée en 1584, est le premier livre a avoir été imprimé au Pérou. En 1585, il partit pour le Mexique puis rentra en Espagne en 1588.
Son Historia natural y moral de las Indias publiée à Séville en 1590 fut longtemps considérée comme une oeuvre fondamentale sur la géographie, l'univers naturel et l'ethnographie de l'ancien Pérou Il y fait preuve d'un esprit étonnamment libre, épris d'une méthode d'analyse presque humaniste. 

L’œuvre illustrée de Guaman Poma de Ayala
Il était fatal qu’à côté de l’histoire racontée par des Espagnols pour les Espagnols, parvienne enfin une voix indienne : la première fut celle de Guaman Poma de Ayala, auteur de la Nueva Cronica y Buen Gobierno (1600). Ce chroniqueur, devant lequel les historiens contemporains demeurent admiratifs, naquit en 1535 dans la province de Lucanas. Il avait un demi-frère religieux qui lui apprit à lire et à écrire en castillan. Selon ses dires, il passa trente ans sur son ouvrage, gros pavé de près de 1200 pages, dont 400 planches de dessins réalisées par lui-même.
Ces illustrations, qui révèlent un talent brut et assez naïf, sont pourtant d’un réalisme et d’une exactitude permettant de se faire une idée sur la vie quotidienne au temps des Incas, mais aussi des excès commis lors de la conquête et pendant la colonie. En effet, les dessins de Guaman Poma sont quasiment la seule source iconographique que l’on possède – en dehors de la peinture religieuse d’atelier - sur l'histoire du Pérou à la fin du 15e s.
Malgré son tableau cru et parfois accablant de la réalité, Guaman Poma envoya son manuscrit au roi Philippe III en personne, sans qu’on ait jamais su comment il fut accueilli et ni même s’il parvint à son destinataire… Personne n’en fit plus mention, jusqu’à ce qu’un unique exemplaire ne soit découvert en 1908, dans les réserves de la bibliothèque royale de Copenhague ! En 1936, l’américaniste Paul Rivet en publia une édition en fac-similé, qui fut maintes fois réeditée par la suite.

Guaman Poma s'est représenté offrant son ouvrage au roi d'Espagne

Garcilaso de la Vega (1539-1616)
De son vrai nom Gomez Xuarez, il était né à Cuzco, fils naturel de Sebastian Garcilaso de la Vega, de grande famille espagnole, et d'Isabel Chimpu Ocllo Xuarez, une nièce de l'Inca Huayna Capac. Il quitta le Pérou en janvier 1560, après la mort de son père, et n'y revint jamais plus par la suite. Vers 1590, il entreprit de rédiger son œuvre sur le Pérou, tout en terminant un long poème, La Florida del Inca narrant la conquête de la Floride par Hernando de Soto, paru en 1605. Il dit avoir puisé dans ses souvenirs de jeunesse, mais ceux-ci sont un peu enjolivés et doivent beaucoup à d'autres historiens, notamment la chronique du père Blas de Valera, qu'il cite assez souvent.
Les Commentarios Reales de los Incas parurent à Lisbonne en 1609 et son Historia General del Perú  (la conquête et les guerres civiles) à Cordoue en 1617, un an après sa mort.
De par leur qualité littéraire, les Commentaires Royaux sont devenus un grand classique. La renommée de cet ouvrage fit longtemps considérer Garcilaso de la Vega comme le seul historien du Pérou ancien (alors que Cieza de Leon est tout aussi documenté et plus rigoureux) à tel point qu'on le surnomma "l'Hérodote des Incas". On a voulu voir aussi dans cette œuvre le symbole du Pérou métissé - dans le mariage de l’Espagnol et de l’Indien – De fait, Garcilaso est peut-être l’inventeur d’une culture créole péruvienne, esquissée loin de la mère-patrie et d’ailleurs sans en avoir eu clairement conscience. De nos jours, il reste encore une référence incontournable, mais davantage dans l’histoire de la littérature que dans l’histoire tout court.


Garcilaso de la Vega : l'homme et l'oeuvre.

Francisco de Avila, extirpateur d’idolâtries
Ce curé doctrinaire de l'ordre des Jésuites passa à la postérité historique avec la publication, par José-Maria Arguedas en 1950, d'une compilation de ses oeuvres que le grand romancier indigéniste intitula : "Hombres y Dioses de Huarochiri". Docteur en Théologie et en Droit canon à l'Université de San Marcos, il prit en charge la paroisse de Huarochiri, où il se mit à catéchiser les Indiens et à extirper l'idôlatie, dans leur propre langue, le quechua, qu'il avait appris et étudié lors de précèdents voyages. Ses méthodes ne furent certainement pas douces, à tel point qu’il fut emprisonné deux ans suite aux plaintes de ses ouailles et ses abus furent dénoncés par Guaman Poma dans sa chronique.
Auteur prolifique, il rédigea un Tratado y relacion de errores, falsos Dioses y otras supersticiones y ritos diabolicos, puis une Relacion de las Idolatrias En 1646, il fit publier son dernier ouvrage : Tratado de los Evangelios, directement écrit en quechua (dont il était devenu l’un des meilleurs spécialistes), où il a laissé de précieux témoignages autobiographiques. Son oeuvre s’avère d'un grand intérêt historique et ethnologique : elle a été étudiée plus tard par Julio C. Tello et Luis Valcarcel.

Les dernières grandes compilations (17e s.)
Après les figures hautes en couleur de Garcilaso et de Francisco de Avila, la seconde partie du 17e s. est l’époque des dernières grandes compilations historiques et encyclopédiques, baignant parfois dans l’irréel et la mythologie, comme celle d’Antonio de Leon Pinelo, El Paraiso en el Nuevo Mundo (1650) où l’auteur transpose le monde biblique et le Paradis terrestre dans les forêts de l’Amazonie, peuplées de sirènes, de serpents ailés et entourées de volcans…

Animé par un goût d'aventurier et une curiosité vorace, un jésuite peu édifiant et peu charitable, le Père Fernando de Montesinos sillona le Pérou et la Bolivie, allant jusqu'à traverser 60 fois les Andes, en tant que membre visiteur de la Real Audiencia de Lima. En 1637, il organisa une expédition dans la forêt amazonienne à la recherche de la légendaire cité de Paititi, que l'on croyait être l'El Dorado. Son Historia del Paititi est demeurée inédite. Au cours de tous ses voyages, il recueillit un peu partout nombre d'informations et collecta tous les papiers de son ordre; mais ses Memorias Antiguas, Historiales y Politicas del Peru (vers 1650) sont truffées d'invraisemblances et d'erreurs historiques. Ce jésuite très prosélyte commit également plusiers petits ouvrages sur un sujet qui semblait lui tenir à coeur : la recherche des minerais et l'exploitation des métaux précieux

Plus sérieuse et plus utile est la colossale Historia del Nuevo Mundo de Bernabé Cobo (1580-1657). Il lui fallut près de quarante années pour venir à bout de cette encyclopédie qui comprenait plus de quarante livres, dont plus de la moitié a malheureusement été perdue. Il y décrit avec force détails la géographie, la faune et la flore du Pérou avant de s’étendre sur la civilisation des Incas, perpétuant ainsi la tradition « scientifique » inaugurée par José de Acosta, un demi-siècle plus tôt.

(La plupart de ces notices biographiques sont issues de l'ouvrage de Roberte MANCEAU : Atawallpa ou la dérision du destin, Ed. Peuples du Monde, Paris, 1992).


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