Guide du Pérou

Les phénomènes historiques du "Niño" sur la côte nord du Pérou
(article paru dans LE MONDE, Jeudi 16 Avril 1998)


Après le passage du Niño de 1998, dans la région de Tumbes (photo El Comercio)

Les côtes du Pérou portent la marque d'épisodes vieux de 4000 ans
Les traces laissées par les inondations sur les monuments anciens démontrent que le redoutable phénomène climatique frappait déjà le Pérou il y a bien longtemps. Le "méga Niño" actuel, qui provoque des dégâts considérables sur certains sites du pays, parmi les plus remarquables, a même eu un prédécesseur il y a 800 ans, estime l'archéologue péruvien Walter Alva. "Il produisit un déluge qui entraîna la destruction de la culture Lambayeque (7e au 12e siècle), mettant fin à la dynastie la plus importante du Nord côtier du pays, fondée par le mythique Naylamp, le Seigneur des mers. Face à la magnitude du phénomène, les grands prêtres condamnèrent à mort son dernier descendant. Ligoté, il fut jeté à la mer, comme le rapporte la légende."

A l'époque, explique Walter AIva, le niveau des eaux s'éleva jusqu'à dix mètres, comme le démontrent les cicatrices que portent certaines des soixante-dix pyramides de la région. Cette culture était éminemment agricole - bien qu'elle soit surtout connue par la finesse de sa métallurgie en cuivre et en or et par ses céramiques. Tout le système sophistiqué d'irrigation qu'elle avait mis en place dû être emporté par les trombes d'eau. Après le passage du Niño, survint le phénomène opposé de la Niña, qui se traduisit par une terrible sécheresse. Les champs furent couverts de sable, la famine et les épidémies exterminèrent cette civilisation.

Si aucun Niño ne ressemble à un autre, les autorités péruviennes ont effectué des infrastructures de prévention en prenant pour référence le phénomène de 1982-1983, le plus important répertorié jusqu'à présent à l'époque moderne. Mais le "méga-Niño" actuel semble devoir le dépasser. Certains remarquent que son ampleur était décelable dans l'interprétation des observations météorologiques dèsmars 1997. Résultat ? Un désastre économique et social. Une perte de près de 2 milliards de dollars. "Ne perdons pas de temps à chercher des coupables, tempère Walter Alva. Apprenons plutôt à tirer un enseignement des expériences passées, afin d'éviter de commettre d'autres erreurs historiques. Nous devons ressusciter le passé pour prédire le futur."

L'archéologue souligne que le drame vécu par le Pérou à cause d'El Niño se répète de façon cyclique. Mais les Espagnols n'en ont pas tenu compte après la conquête, et ils ont construit toutes les villes près du lit des fleuves, à sec la plupart du temps. "Je ne veux pas avoir une vision apocalyptique. Mais en cas de "mega-Niño", toutes les. villes du nord côtier pourraient être ensevelies, s'inquiète-t-il. Même la capitale ne serait pas épargnée si le phénomène se déplaçait vers le Sud. Des cours d'eau qui étaient à sec depuis une centaine d'années sont devenus des fleuves et une partie du désert de Sechura s'est transformée en une vaste lagune.

Pourtant, les empreintes laissées dans la géomorphologie du désert montrent que les effets dévastateurs de cette oscillation climatique se sont faits sentir durant toute la période pré-hispanique. Des épisodes El Niño ont été répertoriés sur la côte péruvienne depuis près de 4 000 ans. Le premier "méga-Niño" a eu lieu en 1600 avant Jésus-Christ. Le monument de Sechin, de la vallée de Casma, en est le témoin, ainsi que ceux de Las Salinas de Chao, au sud de Trujillo. Les énormes constructions de pierres de ces derniers ont été en partie détruites par les flots d'alluvions. Les habitants construisirent un mur de contention mais, trois à quatre cents ans plus tard, un nouveau Niño exceptionnel emporta ce rempart...

Plus au nord, El Niño a détruit le Centre cérémonial de Purulén, près de Chiclayo. Le cours du fleuve fut alors dévié de plus de 5 kilomètres. La population finit par abandonner ce site urbain - où elle construisait pourtant un temple - pour se disperser.

Analyse des coquillages
La disparition de la culture Chavin (1000 à 200 avant J.-C.) a également coïncidé avec une époque ou sévit ce phénomène climatique, comme le prouve l'analyse des coquillages provenant des eaux chaudes de l'Equateur. D'autres Niños catastrophiques ont eu lieu durant la période Mochica (0 à 700 après J.-C.) : la structure des monuments a été attaquée a deux reprises, aux 2e et 3e siècles. Certaines fresques de la Huaca la Luna - aujourd'hui effacées par l'érosion montraient comment une quarantaine de personnes furent sacrifiées au cours d'un rituel pour apaiser la colère des dieux, responsables de pluies diluviennes.

Ces "Niños" eurent des répercussions positives à long terme, puisque l'apport de nouvelles ressources permit l'essor de la culture Lambayeque. Le Site du Seigneur de Sipan - gravement menacé par l'épisode actuel - en est le meilleur témoin. Mais cette civilisation s'effondra à Son tour avec un "méga Niño" survenu au début du 12e s.

Quel enseignement tirer de ces observations? Pour neutraliser les conséquences de ce Niño, Walter Alva recommande de planter des rideaux d'arbres, de canaliser et drainer le lit des fleuves pour qu'ils puissent déboucher dans le Pacifique. Mais l'idéal serait de pouvoir déplacer toutes les villes côtières, pour les reconstruire, sur les hauteurs, là où, avec sagesse, les précolombiens s'étaient établis... Une utopie, évidemment.

Une interruption pendant 3 000 ans
Le phénomène climatique El Niño n'aurait pas "fonctionné" pendant 3 000 ans, au milieu de l'Holocène, au cours d'une période comprise entre - 8 000 et - 5 000 ans, sans doute en raison d'un climat terrestre plus chaud et plus humide que de nos jours. Le premier Niño aurait été enclenché par un changement climatique marqué, survenu il y a 5 000 ans. Des géologues et des archéologues américains sont arrivés à cette conclusion en analysant et en datant les restes fossilisés de poissons, de crustacés et de mollusques tropicaux qui envahissent les côtes du Pérou, lors du fort réchauffement des eaux occasionné par cette perturbation cyclique. Quand elle disparaît, ces animaux meurent en grand nombre, et leurs carcasses fossilisées laissent des traces précises de l'événement.

Le fleuve Reque a englouti le temple El Taco, un lieu de sépulture de la culture lambayeque qui date du 12e s. En quelques heures, à la mi-mars, le fleuve a sapé la base même du monument. Des pans entiers de murs sont tombés dans l'eau et, avec eux, des céramiques et des ossements.

Quelques jours plus tôt, le lit du fleuve était pourtant à un kilomètre de la pyramide d'adobe, qui trônait dans le désert, près de Chiclayo, à huit cent cinquante kilomètres au nord de la capitale péruvienne. Aujourd'hui, les quatre cinquièmes des vestiges ont disparu. "La disparition de ce temple est une perte irréparable", estime l'archéologue Walter Alva. Avec ses trois plates-formes superposées, reliées par une rampe, ce site était le plus représentatif et le mieux conservé de l'époque.

Mais il y a plus grave encore. Les pluies torrentielles qui s'abattent sur le désert du nord côtier du Pérou, depuis quatre mois, menacent aujourd'hui le sanctuaire de Batan Grande, là où Walter Alva découvrit, il y a onze ans, le mausolée du seigneur de Sipan, considéré comme le deuxième joyau archéologique du Pérou après le Machu Picchu. Les pluies ont creusé des crevasses dans les flancs des pyramides et le fleuve La Leche a érodé leurs bases. Ses eaux boueuses ne sont plus qu'à vingt mètres de l'une des plus importantes pyramides, la Huaca El Loro. Avec les moyens du bord, l'archéologue a tenté de protéger ses monuments et couvert de tentes les principaux sites. Peine perdue : des pans de murs, décorés de magnifiques peintures polychromes, découvertes en 1997, se sont déjà écroulés.

"Les risques de destruction sont imminents si des mesures de protection ne sont pas adoptées immédiatement", estime Walter Alva. Obliger le fleuve à suivre son cours demanderait d'importants et coûteux travaux d'infrastructure. De surcroît, les autorités font face à un dilemme : si elles dévient le cours du fleuve pour protéger les pyramides de Batán Grande, c'est la population voisine qui pourrait être sinistrée. El Niño a certes perdu de sa force, mais les pluies devraient néanmoins se prolonger jusqu'en mai, alors que les fleuves et la végétation sont déjà saturés." Même si Batán Grande n'est pas directement touché, nous devrons entreprendre des travaux pour consolider les structures des pyramides. Mais nous n'avons pas de budget pour le faire", déplore l'archéologue.

LE MONDE, Jeudi 16 Avril 1998